Quelques réflexions sur la Kabylie

Publié le par kabyle

Par : Kamal Naït-Zerrad

 

La Kabylie acceptera-t-elle enfin son destin ? Pendant des siècles, elle a botté en touche, elle a tergiversé, elle a voulu garder sa singularité mais en ne se démarquant pas du vaste ensemble dont elle fait partie. Sa soif de liberté et de démocratie l’a portée à jouer un rôle de premier plan dans toutes les luttes algériennes depuis plus d’un siècle. Deux lieux clés récents en Kabylie parmi d’autres : Ighil Imoula, proclamation du 1er novembre 1954 (début de la guerre d’Algérie) ; Ifri, congrès de la Soummam en 1956 (1er congrès du FLN, Front de libération nationale). Elle s’est cependant toujours sentie trahie par le régime algérien duquel aucune reconnaissance n’est venue. Au contraire, il a tenté de gommer et d’étouffer sa culture et les événements historiques qui se sont produits dans la région. Les derniers événements de Kabylie (« le printemps noir ») avec leurs dizaines de morts représentent plus qu’une réplique des révoltes antérieures, mais véritablement un saut qualitatif. Pour la première fois, le régime algérien, la conjoncture nationale et internationale aidant, semble vaciller et jette du lest face à la détermination des organisations kabyles. Il faut cependant rester prudent car le pouvoir algérien a jusqu’à présent toujours réussi à détourner les événements en sa faveur en jouant sur la division et en faisant des concessions minimales. L’inscription récente de tamazight comme langue nationale dans la constitution algérienne peut être de celles-là si elle reste lettre morte. Mais c’est aux Amazighs et en particulier aux Kabyles et à leurs élites d’en faire bon usage. Il faudrait mettre le pouvoir au pied du mur et lui proposer un contenu détaillé des mesures à prendre pour la promotion de tamazight, non pas pour juger de ses bonnes intentions, de ce côté, il y a vraisemblablement peu à espérer, mais au contraire pour confirmer que ce vote de l’assemblée nationale était purement électoraliste et qu’il est sans aucune vision réelle de l’avenir. Et démontrer peut-être par là même, à ceux qui croient encore sincèrement qu’une solution à la crise est possible à l’intérieur du système actuel, qu’il n’en est rien et qu’il faut penser à une autre issue.

Le refus de participer aux élections législatives du 30 mai dernier est un premier pas vers la définition d’une autre Algérie. Les Kabyles ont compris qu’il fallait en finir avec la participation à tous ces pseudo-scrutins entachés par la fraude généralisée, mode de fonctionnement du pouvoir algérien et qui de toute façon ne servent à rien et n’ont d’autre utilité que de servir de façade à ceux qui tirent les ficelles au sommet. Les dépassements des forces de sécurité ( !) au sein des universités et lors de marches ou sit-in pacifiques montrent bien que la nature policière et autoritaire du régime n’a pas changé. Est-ce que tous les sacrifices qui ont endeuillé la Kabylie n’auront servi à rien ? Est-ce que l’on peut simplement reprendre à zéro comme s’il ne s’était rien passé ? On ne peut pas tromper tout le monde tout le temps… L’Europe et les États-Unis ont fourni cependant des satisfecit aux régimes nord-africains juste après le résultat des élections en Algérie et le référendum en Tunisie. Ces pays seraient sur la bonne voie, iraient vers plus de démocratie ! C’est absurde, mais nullement nouveau, pour des raisons historiques ou stratégiques, mais ce « soutien » de moins en moins « critique » s’est accentué après le 11 septembre et ses conditions (respect des droits de l’homme, démocratisation…) sont devenues plus lâches et même secondaires. La lutte contre le terrorisme passe au-dessus des beaux principes, et permet d’excuser les dépassements et les excès des pouvoirs en place, « incartades » somme toute bénignes (des dizaines de morts, des milliers de blessés par balles, des centaines d’arrestations de représentants de la population ou d’associations…), sans parler des intérêts économiques (gaz, pétrole).

 

Dans son magnifique texte datant de 1943, L’éternel Jugurtha, Propositions sur le génie africain, Jean Amrouche décrit le Berbère dans tous ses états, et indique les voies pour briser le cercle infernal de cette sorte d’incapacité à agir sur le monde (j’aimerais ajouter pour lui-même) : « Il faut qu’il apprenne à considérer le monde comme son champ d’action, où il donnera la mesure de toutes ses forces conjuguées ». Qu’est-ce que le « monde » ? Différentes lectures sont envisageables, mais l’une d’elle représente le propre monde de l’Amazigh. Ici intervient la notion d’identité.

Définir l’identité en général n’est pas chose simple, et l’identité amazighe n’échappe pas à la règle, d’autant plus qu’il n’y a jamais eu d’existence amazighe autonome ou de grande structure indépendante (Région ou État) se définissant comme amazighe.

L’identité se définit par rapport à l’altérité. Le groupe qui veut s’affirmer le fait par contraste à l’autre, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il ne possède pas de caractéristiques propres, au contraire. S’il est minoritaire et dominé, il doit modifier la relation qui le lie au groupe majoritaire, c’est-à-dire en fin de compte le rapport de force entre les deux groupes.

La question identitaire est aujourd’hui partout une affaire d’État. L’État algérien a érigé en dogme l’idéologie arabo-islamique et en a tiré une définition de l’identité algérienne qui jusqu’en 1996 se basait exclusivement sur l’arabité et l’islamité. Dans la dernière constitution, le préambule ajoute la dimension amazighe aux deux précédentes, mais sans lui accorder de poids réel. L’arabe (langue officielle) et l’islam (religion de l’État) ont - comme dans les constitutions précédentes - une place prééminente [1]. Quant à tamazight, dès qu’elle est mentionnée, elle est oubliée. Idéologie d’exclusion s’il en est - comme toute idéologie nationaliste -, elle nie les différences culturelles et régionales qui sont pourtant une réalité tangible. Malgré toutes ses tentatives d’étouffement, de nivellement et d’uniformisation, le pouvoir algérien n’a pas réussi dans son entreprise qu’il faut bien qualifier de destructrice. L’amendement du 8 avril 2002 consacrant tamazight langue nationale, par un vote à une majorité écrasante d’une assemblée qui a toujours été contre, est comme nous l’avons dit plus haut, cousu de fil blanc [2]. D’ailleurs il n’y a eu aucune annonce concrète pour traduire ce nouveau statut dans les faits [3].

La formation de l’identité kabyle constitue un cheminement qui a commencé à la fin du XIXe siècle. Bien avant cette période, les Kabyles ont cependant le sentiment d’être une entité ou une communauté distincte et plus ou moins indépendante des différents pouvoirs en place. Cela s’est manifesté en particulier à travers la poésie, la littérature, les écrits en kabyle de précurseurs comme Boulifa au début du XXe siècle, mais aussi par la révolte. Tous ces modes d’expression sont encore actuels.

Quant à l’identité amazighe, c’est une construction assez récente et qui est encore à l’œuvre. Il n’y a pas si longtemps, les différents groupes amazighs (Kabyles, Chleuhs, Rifains, Touaregs…) n’avaient aucune conscience historique commune, même si au niveau individuel, les contacts ont existé. Les références historiques sont différentes, les modes de vie divers, la langue elle-même, élément dominant de cette identité qui intégrerait les Amazighs dans une même Histoire, n’échappe pas à la variété. La conscience identitaire amazighe – surtout entre Amazighs marocains et Kabyles, mais également Touaregs – s’est affirmée après les événements de 80 et renforcée après la révolte et les émeutes récentes en Kabylie.

 

Le sentiment identitaire kabyle et au-delà, amazigh, s’est renforcé avec les épreuves et la répression, mais également par la connaissance, en particulier historique. Il n’en demeure pas moins que chaque groupe a une histoire propre liée à sa région et à son environnement. Le territoire de chaque région devrait donc en toute logique être « le champ d’action » du groupe qui y est établi. Il faudrait donc parler d’identité régionale au sein d’un ensemble national ou supranational.

Le triptyque islamité - arabité - berbérité inscrit dans la constitution correspond aux composantes de l’identité algérienne, encore qu’il existe d’autres éléments qui peuvent également pris en compte. Cependant, si l’identité de l’Afrique du Nord est multidimensionnelle, son substratum est sans conteste la berbérité, sur laquelle se sont greffées en dernier lieu l’arabité - pour une partie de la population - et l’islam pour la quasi-totalité. L’arabité a recouvert linguistiquement de grandes aires en Afrique du Nord, mais le fond amazigh subsiste aussi bien chez les amazighophones que chez les arabophones, d’une part, dans les rites et rituels antérieurs à l’islam et qui ont été en partie adaptés à la nouvelle religion : le culte des saints, la pratique du carnaval, la célébration de Yennayer (jour de l’an), etc., et d’autre part, dans les contes et la poésie vernaculaires. Ces deux communautés linguistiques partagent donc un substrat culturel commun, étant donné que les uns et les autres ne représentent à l’origine – en schématisant et en négligeant les apports humains extérieurs – que la même population.

La différence entre identité et culture relève schématiquement de celle existant entre conscient et inconscient. La religion et l’art, qui appartiennent au quotidien, à travers les rites traditionnels, ressortissent à la culture et concernent en partie des processus inconscients. Le sentiment d’appartenance à un groupe, qui est un des éléments essentiels de l’identité, est par contre nécessairement conscient. Chez les Amazighs, l’identité se fonde principalement sur l’opposition linguistique, car l’élément le plus important, le plus évident et le plus distinctif est la langue. Ce trait identificatoire utilisé par les Amazighs pour affirmer et maintenir une distinction culturelle n’est cependant pas isolé : l’habillement, la gastronomie, l’art, etc., peuvent également être évoqués.

Il ne s’agit cependant pas de revendiquer une simple jouissance de droits linguistiques et culturels, mais d’exiger une véritable réhabilitation historique de l’amazighité. Les Amazighs – tout au moins les Kabyles – veulent enfin être eux-mêmes, vivre en tant qu’Amazighs et reconnus comme tels.

Il est clair que d’un point de vue historique, l’amazighité est le seul invariant – remodelé et enrichi par les apports extérieurs – dans l’identité nord-africaine. Elle a disparu, comme outil linguistique, chez une grande partie de la population, et il n’est pas du tout impossible – tous les pouvoirs en place en ont fait une de leur priorité – que les Amazighs s’arabisent complètement à terme, s’ils ne se prennent pas en charge. On sait que des groupes d’Amazighs isolés ont disparu en perdant leur langue et en s’assimilant durant ce siècle même.

Si une partie de la population algérienne se reconnaît dans l’arabité et l’islam, c’est tout à fait légitime, mais qu’une autre partie refuse d’être englobée dans cette définition restrictive et imposée ne l’est pas moins.

Sur cette terre de conquêtes et d’insurrections, l’Amazigh a embrassé les grandes religions : le judaïsme, le manichéisme, le christianisme et enfin l’islam. Sa langue a côtoyé entre autres le punique, le latin, le français et surtout l’arabe. L’Afrique du Nord a donc toujours été plurielle des deux points de vue, linguistique et religieux (jusqu’au dixième siècle environ pour ce dernier).                      

 Tous ces apports extérieurs se sont plus ou moins greffés sur cette identité amazighe fondamentale et ont fait des maghrébins ce qu’ils sont aujourd’hui : amazighophones ayant conservé leur langue et qui se considèrent comme Amazighs et arabophones dont l’outil linguistique est l’arabe maghrébin, qui se considèrent eux comme Arabes, car ils ne sentent plus le lien avec leurs racines amazighes.        

 L’islam – et la langue arabe qu’il a introduite – ne sont sans doute que des strates jointes aux précédentes (qui sait s’il n’y en aura pas d’autres qui pourraient encore modifier la définition de l’identité algérienne ?), mais elles ont certainement marqué le plus les sociétés maghrébines puisqu’elles ont pour elles la durée et la postériorité (même si l’influence des épisodes turc et français n’est pas négligeable, en particulier pour le second) dans l’histoire du Maghreb. Et cette histoire devrait inciter les différents acteurs et observateurs à plus de discernement et de mesure dans leurs actions et leurs jugements sur l’Afrique du Nord. Tout est possible, rien n’est.                                                          

En raison de toutes ses implications, la résolution de la question amazighe est en fait une des clés des problèmes que connaît l’Algérie aujourd’hui. Loin d’être une question secondaire, de sa prise en charge réelle dépendra l’avenir de ce pays et par delà celui de l’Afrique du Nord tout entière.

Les événements récents et l’inanité de toutes les actions entreprises afin de faire reconnaître l’identité amazighe et les conséquences qui en découlent montrent la nécessité de ne plus dépendre du bon vouloir de l’État central qui de toute façon n’est pas prêt de modifier son socle idéologique, l’arabo-islamisme.

On peut donc invoquer deux types de facteurs qui militent en faveur d’une autre conception de la gestion et de l’autorité en Kabylie : d’une part, les facteurs endogènes que sont la langue, le sentiment d’appartenir à une même communauté, le lent mûrissement de la prise de conscience d’une identité propre et la volonté de promouvoir sa culture ; d’autre part, les facteurs exogènes que sont le refus de reconnaître cette identité kabyle, le mépris et les exactions de la part du pouvoir algérien entraînant en réaction les révoltes, manifestations et grèves qui ont émaillé la Kabylie ces dernières décennies.

L’analyse précédente de l’identité régionale implique la définition d’un projet identitaire, qui suppose une certaine autonomie et un objectif engageant la Kabylie en tant qu’entité distinctive.

L’autonomie implique une auto-organisation, une prise en charge de la question par le groupe. Cela signifie modifier les liens de dépendance avec le Pouvoir central et s’acheminer vers une forte décentralisation. Celle-ci peut prendre la forme d’une autonomie culturelle, la région appliquant sa propre politique de l’éducation et de l’enseignement, ou même d’une autonomie touchant d’autres domaines plus politiques. En Algérie, la seule région qui se bat depuis longtemps et avec force dans ce sens est la Kabylie. La situation est différente au Maroc, où il existe schématiquement trois grandes régions berbérophones (en gros : Nord, Centre et Sud), qui toutes à des degrés divers militent pour la reconnaissance de la langue amazighe.

Vivre dans sa langue et la promouvoir, tel est l’objectif vital pour lequel la Kabylie se bat depuis des dizaines d’années et auquel adhère la majorité des Kabyles. Il ne peut raisonnablement être atteint que dans le cadre d’une autonomie régionale avec des moyens propres. C’est la seule alternative viable, la singularité kabyle ne pouvant se résoudre qu’avec une prise en charge par les Kabyles eux-mêmes de la question amazighe.

 

Après des siècles d’organisation villageoise et plus épisodiquement à l’intérieur d’une confédération, les Kabyles devraient prendre leur destin en main et mettre en place une organisation durable assurant leur pérennité. Ce n’est qu’ainsi que la Kabylie pourra exister et réaliser ses objectifs.

 

Notes

[1] L’Algérie est d’ailleurs présentée dans le préambule de la constitution comme une « terre arabe » dans la version officielle (arabe), alors que la traduction française indique « pays arabe »…

[2] Voici le texte de l’amendement (traduit par nous) : Tamazight est également langue nationale. L’état travaille à sa promotion et à son développement dans toutes ses variétés linguistiques en usage sur le territoire national.

[3] Voir également notre contribution ici-même.

 

Publié dans opinions

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