La chanson kabyle, le Regard de M. Ferhat imazighen imula

Publié le par kabyle

LA PRÉTENTION DE LA MUSIQUE UNIVERSELLE
Par : Ferhat Mehenni


Pourtant, à y regarder de plus près, on se met à douter de la portée réelle de ce qualificatif par trop pompeux. En principe, l'universel est le caractère de ce qui est commun à tous les humains. Tout ce qui ne l'est pas est particulier.
Menons une expérience toute simple. Pour les besoins de la démonstration, faisons écouter à un paysan kabyle pris au hasard, l'une des œuvres de ces illustres noms. Vous lirez tout de suite dans ses yeux une énorme incompréhension pendant qu'il vous priera de mettre un terme à son supplice.
Faisons-lui écouter ensuite une chanson de chez nous et vous verrez immédiatement le résultat : vous écarquillerez les yeux de voir ses oreilles sourire d'aise. Il n'est pas dit qu'un Chinois ne réagirait pas de la même façon que notre coupeur de ronces à une œuvre de Liszt, mais il n'aimerait pas non plus une chanson de Cheikh Arav Vu yezgaren ou de M'henni. Notre paysan n'aimera pas non plus la musique pentatonique chinoise. Et c'est là que l'on se rend compte de la supercherie de la musique dite universelle. Il n'y a pas une musique universelle et une musique qui ne l'est pas. Il y a une musique des dominants et celle des dominés. En élevant sa musique au rang universel, l'Occident dévalorise toutes celles des autres continents. En Europe même, cette musique universelle était et demeure une musique de classe et non celle de la plèbe.
En Algérie, nous ne savons pas qui, au ministère de la Culture, avait décrété au lendemain de l'indépendance que la musique andalouse était la musique classique de notre pays alors que cette dernière n'est à ce jour que celle de quelques initiés. Ainsi, par complexe de colonisés et d'ex-dominés nos dirigeants croient toujours que pour donner au pays un rang de « civilisé », il faut affirmer que nous avons une musique de même rang que ceux qui nous dominaient jusqu'en 1962. Et du coup, personne parmi nos dirigeants ne réalisait que tout ce qui n'est pas de la musique andalouse est implicitement de la musique de sauvages et d'arriérés. On se rend compte que les choix qui discriminent des musiques, des langues et des cultures discriminent des peuples et des êtres humains. La discrimination à cette échelle de responsabilité est une forme de racisme d'État.
Il n'existe pas une musique universelle et une musique « ethnique ». Il y a la Musique qui est universelle, du moins sa pratique et les lois qui président à sa composition. Mais par-dessus tout, ce qui est universel, c'est l'émotion qu'elle suscite. Sinon, toute musique a une identité. Il y a la musique kabyle, hindoue, chinoise, arabe, mandingue, grecque, hispanique, andine et j'en passe...L'exemple d'Iguerbouchene est édifiant. Longtemps il faisait des musiques de film sur commande et aux normes « universelles ». Au crépuscule de sa vie, il réalisa qu'il n'y avait de vrai que ce qu'il partageait avec les siens. Il jeta aux oubliettes Igor Bouchène pour reprendre sa véritable identité .Il se mit alors à composer de la musique kabyle avant de s'éteindre à la fin des années soixante.
En fait, les peuples font de la musique comme ils font de la cuisine. Tout le monde peut y goûter. De là à l'aimer, c'est une autre paire de manches.
Longtemps, nous nous sommes évertués, dans la chanson kabyle, à « l'universel ». Nous pensions que ce caractère se trouvait dans la manière d'imiter, pour certains, les Occidentaux et pour d'autres, les Orientaux. Se mouler dans la peau de l'autre nous apparaissait comme la panacée. Nous ne réalisions pas qu'en perdant notre particularisme, nous perdions du coup notre universalité. Nous confondions commercialité et universalité musicale. On aime une musique pour ce qu'elle est et non pas forcément pour ses assaisonnements commerciaux.
Ce préambule peut n'avoir aucun lien avec l'album Requiem et espoir que je viens vous présenter avec les dynamiques Éditions Izem que je remercie pour leur concours et leur travail de réalisation matérielle et commerciale. Néanmoins, je voudrais dire que nos compétences musicales actuelles, dans la chanson kabyle, sont toujours tributaires, en termes de composition, de nos modèles, de nos regards, et en termes de réalisations, de nos moyens matériels.
Avant de conclure, permettez-moi de saluer le travail orchestral de Bazou qui a longuement travaillé sur chaque titre. Je remercie les responsables du Studio Microclimat de Vgayet, les trois filles qui ont gravé en chœur leur voix à côté de la mienne, mon frère aîné Arezqi qui s'est déplacé de Paris pour faire un titre avec moi, et enfin Mohand Younsi pour l'aide précieuse qu'il m'a apportée dans le travail de traduction.
Enfin, je suis ravi d'offrir ce bouquet de 11 chansons aux miens pour commémorer les deux printemps de notre existence. Requiem pour Améziane est celui de tous les martyrs du Printemps noir. L'espoir est ce qui reste chevillé à chacun de nous pour continuer l'Odyssée de la Kabylie.

Kabylie le, 18 avril 2008

Ferhat Mehenni

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